La vie au centre-ville de Thetford vers 1945 par Pierre Roberge

La vie au centre-ville de Thetford vers 1945 par Pierre Roberge

Lorsque je suis né en 1939, la rue King compte un grand nombre de familles nombreuses. Rares sont celles, comme la mienne, qui n'ont que deux enfants. Par contre dans notre cour, les Grenier en ont cinq, les Baril trois et plus tard cinq. Chez nos voisins, les familles nombreuses comprennent les Genest, Lachance, Bernatchez, Samson, Perron et bien d'autres.

Il y a de l'activité dans cette petite rue : le poste de policiers-pompiers avec la balance publique, la boulangerie Lamontagne au coin de Saint-Joseph, l'abattoir de la boucherie Antoine Genest presque dans notre cour, l'imprimerie Maurice Beaudoin, l'imprimerie Edmond Desmarais, monsieur Payeur qui répare les meubles, Donat Huot et son atelier de mécanique, le nettoyeur Léo Grégoire, le salon de coiffure Maria Bilodeau, le magasin de meubles Châteauneuf vendeur des laveuses Beatty ainsi que le bureau d'assurances de mon père Hubert Roberge.

À comparer avec aujourd'hui, la vie des années quarante ressemble à celle du début du siècle, les automobiles en plus. Personne n'a à faire de longs trajets pour aller à l'église, à l'école, au marché, à la pharmacie à l'épicerie, à la banque, à la poste, au restaurant, au cinéma, chez le médecin ou le dentiste. Tous les magasins sont au centre-ville et la rue King en fait partie : je suis dans l'action. Nous sommes proches de tout sauf de l'hôpital; cependant un système d'autobus de la compagnie Bégin Motors s'y rend lors de son circuit qui s'étend du quartier Mitchell à l'Hôpital Saint-Joseph. Les autobus sont de couleur gris foncé.

Monsieur Antoine Genest possède une boucherie sur la rue Notre-Dame alors que son abattoir est dans la cour arrière de sa maison, voisine de la nôtre sur la rue King. Le mur arrière de l'abattoir qui donne dans notre cour est en planches grises vieillies par le temps. À certains endroits, les nœuds du bois laissent place à des trous par lesquels je peux voir ce qui s'y passe. L'été, j'entends des drôles de bruits qui viennent de l'abattoir. La curiosité m'emporte et je regarde par les trous de nœuds. Le spectacle est saisissant. On attache un immense bœuf à l'aide de câble à des anneaux de métal au mur et au plancher de ciment. Un homme prend une grosse masse et frappe le bœuf en plein front une fois, deux fois, le bœuf beugle, l'homme continue à le frapper. Tout à coup le bœuf tombe à genoux en mugissant et croule par terre. Alors les bouchers remontent le bœuf inerte à l'aide de palans jusqu'à ce qu'il soit suspendu comme s'il se tenait sur ses pattes arrières. Par la suite, à l'aide d'un grand couteau, ils l'éventrent de haut en bas. Il arrive parfois que la curiosité m'emporte et je traverse dans la cour de l'abattoir pour assister au spectacle en entier. Quand il fait très chaud, les mouches sont également nombreuses à y assister. Lorsqu'il y a trop de curieux comme moi dans la cour, le boucher perce la panse du bœuf et il en sort une merde jaune-verdâtre d'une odeur nauséabonde qui nous fait déguerpir aussitôt; les mouches restent et s'y donnent à cœur joie!

Le mois de mai est le mois de Marie. À tous les soirs du mois, je me rends à l'église comme la majorité des paroissiens pour faire les prières d'usage. Je me rappelle la bonne odeur des lilas en fleurs tout au long de la rue King, chez les Gagnon, les Dostie et les Samson entre autres.

L'été est la période des vacances pour les écoliers mais je crois qu'aucun des travailleurs n'a droit à des vacances à cette époque. À tous les matins, maman sort son balai pour «pelleter» la poussière d'amiante qui roule sur la galerie et balayer les moustiquaires. Il fait toujours beau et chaud et la vie est belle.

À tous les matins également, Monsieur Laval Turcotte, cultivateur, vient livrer le lait frais du jour avec son cheval et sa voiture. Souvent aussi quelqu'un vient livrer, avec des grosses pinces, un bloc de glace pour notre glacière. C'est aussi en voiture à cheval, la glace est enfouie dans du bran de scie et ça dégoutte dans la rue. Parfois le livreur me donne un petit morceau de glace que je suce avec ardeur.

Je fais des commissions pour maman à l'épicerie Atlantic & Pacific. Souvent je vais acheter des bananes pour le souper. Pour 0,15 cents j'en rapporte un gros sac et nous les mangeons avec du pain blanc et du beurre ou du beurre de peanut (du beurre d'arachides ça n'existait pas dans ce temps-là!).

À côté de la maison il y a un peu de pelouse, qu'on appelle notre parterre, et deux gros arbres dans lesquels je grimpe allègrement en me prenant pour Tarzan. À chaque été, avec ma cousine Annette Grenier, nous construisons une cabane avec des grosses boîtes de carton et c'est la place pour prendre nos collations. Elle reste en place jusqu'à ce qu'un bon orage vienne la ramollir...

Pour passer le temps et pour me faire un peu d'argent, il m'est arrivé de faire (ou plutôt faire faire) de la limonade pour la vendre au bord du trottoir. Ce commerce n'a vraiment jamais été rentable!

Lorsqu'il y a des souliers à réparer, je vais chez le cordonnier Cyrille Lapointe qui a sa boutique dans un hangar au fond de la cour entre le magasin de chapeaux de Madame Bizier et le magasin de meubles Légaré sur la rue Notre-Dame. J'entre dans un endroit sombre plein de poussière, je descends un petit escalier et tout au fond à droite, sur un petit banc rond, se tient assis monsieur Lapointe avec sa calotte de cuir, ses petites lunettes rondes sur le bout du nez, un grand tablier de cuir et une faible lumière sous un abat-jour en métal qui pend au-dessus de lui. Lorsqu'il pose de nouvelles semelles aux souliers, il prend une poignée de «broquettes» qu'il met dans sa bouche et qu'il reprend une à une pour clouer la semelle. J'ai toujours pensé qu'il en avale de temps en temps. Il vend des souliers pour dames très pointus et poussiéreux qui ont dû être à la mode dans le temps et qui le sont devenus plus tard.

Il y a le magasin général Alphonse Blais où je vais avec maman à l'occasion. On y vend de tout. Au centre du magasin, sur un plan surélevé, il y a une caisse enregistreuse à plusieurs tiroirs qui m'intrigue. À côté, monsieur Blais en bras de chemise et manchettes qui y travaille avec une visière verte sur le front. Il a l'air malin avec sa grosse moustache blanche. On y achète de l'huile de charbon pour allumer le poêle, de la mélasse au gallon, de la moustiquaire, de la vitre, du mastic, des souliers, des lampes, du prélart et même du bois de chauffage. À tous les dimanches, Alphonse Blais assiste à la grand-messe à l'orgue, même s'il ne chante pas, affublé d'un grand manteau de pluie beige.

Avec maman, nous allons également magasiner chez Dubé & Frères, propriété des frères Charles et Joseph Dubé. On y vend du tissu à la verge, du fil, des rubans, des rideaux, des vêtements pour hommes et pour dames. Le magasin s'étend sur deux étages et c'est Henri-Louis Gourdes, une connaissance de maman, qui s'occupe de la vente des habits et des souliers au deuxième étage. C'est également lui qui est le décorateur et étalagiste pour ce commerce.

Lorsque j'ai quelques sous, je peux acheter des bonbons à la tabagie Blanchet rue Notre-Dame ou à la pool-room Beaudoin sur la rue Saint-Joseph. C'est également là, chez Beaudoin, que je peux acheter un cornet de crème glacée à deux boules pour 5 cents.

Pour les médicaments, il y a les pharmacies Gagnon, Marcoux et Caouette. Sur le perron de la pharmacie Marcoux, tenue par le père et son fils Grégoire, il y a une balance bleue qui donne ton poids moyennant une aumône de 1 cent. Cette pharmacie vend des produits Rexall.

Il arrive aussi que je fasse des commissions avec papa; on va à la Banque Nationale pour faire son dépôt et au Bureau des Postes chercher le courrier dans son casier postal. Parfois je pars en auto avec papa pour faire sa «run» comme il le dit. Il n'est jamais longtemps à chaque endroit. Il arrive qu'on s'est rendu jusqu'à Coleraine. Pour me faire patienter lorsqu'il entre chez un de ses clients, il m'achète une bouteille de «Cream Soda» avec une paille. Je suis vraiment chanceux!

Tout près du magasin général Alphonse Blais, il y a un chinois du nom de Ning Hong Sing qui tient une buanderie. Mon oncle Nelson Roberge est vicaire à la paroisse Saint-Alphonse et comme tous les prêtres, il porte le collet romain. C'est à cette buanderie qu'il fait empeser ses collets. Lorsque le chinois l'avise qu'il y a des collets de prêts, oncle Nelson me demande d'aller les chercher et les apporter à la maison. Lors d'une visite, j'ai vu que le chinois vend aussi des pétards à mèche, des petits et des gros. Par la suite, il m'arrive de m'en acheter lorsque je vais chercher les collets d'oncle Nelson.

Sur la rue St-Joseph, mon oncle George Roberge, le frère de mon grand-père, tient une petite épicerie. J'y vais à l'occasion avec mon père lui rendre visite. Il y a un grand comptoir de service en bois franc et lorsque tu entres dans le magasin, une odeur d'épices te monte au nez. Il vend beaucoup de thé importé du Ceylan et il y a de gros tonneaux de mélasse au sous-sol. Il garde une tortue qui se promène très lentement dans la maison. Il a un piano à queue dans son salon, mais je pense qu'il ne joue pas souvent car beaucoup de journaux jaunis s'empilent sur le long dessus du piano. Honnêtement, c'est très ennuyant dans cette maison où la vie semble s'être arrêtée...

Sa mère Sara Porter, mon arrière grand-mère, lui a laissé par héritage la recette de l'onguent Valéo qu'il fabrique et vend également à son magasin. C'est un homme original qui a été échevin à la Ville de Thetford et il s'est même présenté à la mairie contre M. Tancrède Labbé qui l'a facilement battu.

Un texte de Pierre Roberge